OpenLux – le chemin est encore long vers davantage d’équité fiscale

Le Luxembourg fait régulièrement les choux gras de la presse européenne lorsqu’il est question du régime fiscal des transactions internationales. Panama Papers, Paradise Papers, Luxleaks… Plusieurs enquêtes ont été publiées lors de la dernière décennie, lesquelles ont contraint les autorités grand-ducales à consentir davantage de transparence. On pense par exemple à la réforme de la pratique endémique des rescrits fiscaux (tax rulings) qui permet à des multinationales de payer un impôt dérisoire, négocié à l’avance avec les autorités fiscales.

Une nouvelle enquête, OpenLux, a été publiée début février par plusieurs médias nationaux, parmi lesquels Le MondeLe SoirSüddeutsche Zeitung et Woxx. Les journalistes ont enquêté de manière inédite, utilisant l’un des outils créés précisément suite aux scandales précédents : le registre des bénéficiaires effectifs des sociétés (RBE). La cinquième directive anti-blanchiment impose depuis le 1er septembre 2019 aux États européens de tenir un tel registre, et le Luxembourg est à ce jour l’un des meilleurs élèves : son registre a non seulement été créé rapidement mais il est également consultable en ligne, contrairement à ceux d’autres États européens à la fiscalité clémente (Pays-Bas, Malte, Chypre…).

Les journalistes ont donc utilisé ce RBE en le croisant avec les données figurant dans le registre de commerce et des sociétés (RCS), lequel impose la publication de tout changement statutaire, mais également la publication des comptes annuels. Bien que toutes les sociétés ne respectent pas ces obligations, le téléchargement massif de données par les auteurs de l’enquête, parallèlement à des investigations et entretiens sur le terrain, a tout de même permis d’identifier avec précision un grand nombre de sociétés multinationales mais également de particuliers fortunés détenant des holdings au Grand-Duché.

OpenLux révèle que 45 % des sociétés commerciales du Luxembourg sont des sociétés de participations financières (SOPARFI) ayant pour seul objet la détention de parts dans d’autres entreprises. Le total des actifs de ces SOPARFI s’élèverait à 6 500 milliards d’euros, selon les calculs effectués par les journalistes sur la base des informations recueillies dans le RCS. Ce qui permet de mieux comprendre les boîtes aux lettres sur lesquelles figurent des dizaines de noms dans certaines rues de Luxembourg-ville ; on dénombre ainsi 25 000 sociétés regroupées sur seulement 40 adresses.

Il est toutefois possible de passer à travers les mailles du filet du RBE : n’est considérée comme bénéficiaire effectif qu’une personne physique détenant plus de 25% des actions d’une société. Charge aux « ingénieurs patrimoniaux » (sic) de la place financière d’imaginer des montages légaux permettant de rester sous ce seuil. Les fonds d’investissement en sont les premiers bénéficiaires (sans jeu de mots), ce qui explique qu’en dépit de sa modeste superficie, le Luxembourg soit le deuxième centre de fonds d’investissement au monde derrière les États-Unis (source : Luxembourg for Finance, principal lobby financier du Grand-Duché).

Autre fait constaté par les journalistes : les données contenues par le RBE ne sont pas toujours exactes. Dates de naissance dans le futur ou au XIXe siècle, pays de résidence différents pour un même bénéficiaire selon les sociétés détenues, pays de résidence vague, voire, plus grave, mention d’un bénéficiaire effectif qui n’est qu’un prête-nom… ; aussi le nom des bénéficiaires de sociétés dissoutes est supprimé du RBE.

La fiabilité d’une partie des informations figurant dans le RBE est donc très perfectible ; les salariés du Luxembourg Business Register (LBR) fournissent certainement un excellent travail, mais ils sont seulement une soixantaine pour contrôler des dizaines de milliers de déclarations. 

Un sous-effectif chronique qui rappelle celui vivement critiqué il y a quelques années par les partenaires du Luxembourg au sein de l’UE et de l’OCDE, au sujet d’une autre institution locale : la commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Si cette dernière a beaucoup recruté depuis 2015, pour atteindre près d’un millier de salariés aujourd’hui, ses effectifs semblent toujours très insuffisants si l’on considère les 15 000 fonds d’investissement à superviser, ainsi que les banques (128 au 31/12/2020) et autres professionnels du secteur financier (PSF).

Face aux remous provoqués par OpenLux, le gouvernement luxembourgeois (coalition de libéraux, écologistes et socialistes) se défend en arguant que la place financière ne commet rien d’illégal. Rester dans le cadre de la légalité ne signifie pas pour autant que l’on n’enfreint pas les règles de la moralité : aucune règle internationale (ni européenne) n’interdit aux États d’appliquer une fiscalité beaucoup plus avantageuse que celle de la plupart des autres États. Le dumping fiscal est certes critiquable d’un point de vue éthique, mais il n’en est pas moins légal. Au Luxembourg, la clémence de la fiscalité est illustrée par l’absence de droits de succession en ligne directe, l’exonération d’impôt sur les dividendes et sur les gains en capital. D’où les montages débusqués par les journalistes, comme la détention de nombreux biens immobiliers (villas à Londres, châteaux et vignobles en France, par exemple) par l’intermédiaire de structures luxembourgeoises, ainsi que droits d’image ou de propriété intellectuelle « logés » au Grand-Duché afin de réduire considérablement les impôts.

Si les vagues de révélations précédentes avaient surtout visé de grandes entreprises, Openlux permet de porter davantage le regard vers les personnes physiques. « Oubliées » du mandat de régulation que le G20 a confié à l’OCDE en raison de l’absence de consensus parmi les membres, celles-ci sont pourtant nombreuses à bénéficier de la douceur du climat fiscal luxembourgeois sans être résidentes. Difficile de prouver que les montages sont motivés par la seule fiscalité, car une personne physique épinglée pourra toujours arguer qu’elle cherchait la « confidentialité pour ses affaires » ou la « stabilité des institutions locales » : si le fisc soupçonne une motivation principalement fiscale, c’est à lui seul qu’il incombe de le prouver. Une telle charge de la preuve explique le nombre limité de poursuites.

Si l’enquête OpenLux salue les efforts fournis par le Luxembourg en matière de lutte anti-blanchiment au cours de la dernière décennie, quelques bénéficiaires douteux ont pu tirer parti d’une certaine souplesse dans l’interprétation des textes par des intermédiaires financiers de la place financière. Les auteurs de l’enquête ont ainsi pu identifier plusieurs personnalités mises en examen pour corruption, ou dont les avoirs étaient gelés par l’UE, ayant pourtant été en mesure de gérer des sociétés luxembourgeoises au cours de la dernière décennie. L’un des volets de l’enquête, traité par le site d’information italien IrpiMedia, évoque notamment des traces de la présence de la ‘Ndrangheta à Differdange, dans le Sud-Ouest du pays. Une pratique fréquente de la mafia calabraise consiste à ouvrir des restaurants avec un très faible apport en capital puis de les laisser faire faillite. Un schéma appliqué ces dernières années par une vingtaine de jeunes originaires de l’Aspromonte, berceau de la ‘Ndrangheta.

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette enquête, mais la principale est que le chemin est encore long vers davantage d’équité fiscale, et que le problème ne sera réglé qu’en renforçant la coopération entre États au niveau mondial. Le Luxembourg est en droit d’appliquer une fiscalité clémente, mais il faut considérablement renforcer les outils permettant de lutter contre l’usage abusif de cette fiscalité par des particuliers qui n’ont aucun lien avec le Grand-Duché. Sans une collaboration internationale sur le sujet, les discours populistes ont de beaux jours devant eux. Difficile en effet pour beaucoup de citoyens de comprendre qu’une partie de la population ou des entreprises puissent, grâce à des montages dans un pays voisin, s’exonérer d’impôt sans crainte de poursuites, alors même qu’elles bénéficient des infrastructures de transport, de formations, de soins de santé, voire même de subventions dans leur pays de résidence ou d’activité.

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